Il avait un visage long et pâle aux traits efféminés, des yeux d’un vert profond et rougis par les larmes, des cheveux noirs et ondulés que berçait une brise froide : c’était un beau jeune homme aux allures de femme, et qui brillait encore d’une adolescence tardive.
Son regard empreint de mélancolie semblait observer le flux et reflux incessant des voitures de la rue. A seulement voir l’expression figée et morose de son visage, on eut dit un poète contemplant le perpétuel ressac de l’océan, et qui, devant cette force splendide et prodigieuse, mouvante et immuable à la fois, se posait les grandes questions de l’existence.
Il se demandait si ces gens n’avaient pas peur de perdre leur âme. S’ils n’avaient pas peur de perdre leur être à force de courir, à force d’angoisse. Ou à force de ne jamais prendre le temps de s’ennuyer. Et il se demandait aussi s’ils n’avaient donc nulle inquiétude de se réveiller un beau matin en se demandant leur place dans l’univers. Eux, simples voitures dans la foule du monde…
Il se demandait si le seul être présent n’était-il pas, plutôt que l’individu, l’humain dans son ensemble, et si comme le corps de l’individu, l’humain pouvait se passer de quelques cellules inutiles sans que cela n’engendre la moindre souffrance. Enfin, il se demandait s’il était la seule cellule humaine de ce monde à s’interroger ainsi.
Le beau jeune homme, pâle dans la brise froide, les yeux humectés de larmes, se demandait si quelqu’un se soucierait de lui, si lui, petite cellule morte, s’en allait avec le vent du nord.
Et il sembla qu’on lui apporta réponse, lorsque la brise en vint subitement à s’accentuer. Folle, la bourrasque subite s’en alla s’emmêler dans les branches d’un arbre nain, qu’entretenait une vielle dame à l’étage, et qui depuis quelques temps se rapprochait dangereusement du bord de sa fenêtre. Alors, comme un navire au bord du monde, il s’inclina dans le vide, piqua tout droit vers le sol et rebondit sèchement contre le front du jeune homme situé en contre bas.
Le choc fut douloureux, et la souffrance vive et physique se mêla en un chaos confus avec les chimères intérieures du jeune homme. Celui-ci perdit alors connaissance, et glissa à son tour du rebord de sa fenêtre.
La chute fut brève, seuls deux étages de l’immeuble séparant le jeune homme de la rue, mais elle dura dans son esprit embrumé par le choc pendant des heures. Il se demanda si des gens de la rue le voyaient tomber. Il se demanda si cela leur faisait peur, si cela serait pour eux source de quelques angoisses. Il se demanda si on l’enterrerait bien, s’il n’avait pas quelques amis pour le pleurer. Il se demanda si cela était grave de mourir sans avoir connu ni l’amour, ni la félicité, ni le but de la vie. Il se demanda si la vision de sa mort ferait penser à la douce et belle image d’un fruit rouge et bien mûr tombant d’un bel arbre, et s’écrasant magnifiquement au sol en une fontaine vermeille.
Le pot de terre cuite, lui, ne se posa pas tant de questions, si éveillé son inconscient fut-il, et éclata lamentablement contre le goudron du trottoir en de splendides gerbes de terreau et d’éclats de poterie.
Malheureusement pour le jeune homme, sa dernière interrogation fut sans intérêt. En effet, miracle du hasard, de la physique cantique ou de Dieu, son corps en chute libre ne tomba pas sur le goudron à l’instar du petit arbre nain, mais sur un matelas. Oui, le jeune homme retomba sur la litière usée et crasseuse d’une mendiante, qui depuis quelques jours déjà avait pris position en bas de l’immeuble, juste sous sa fenêtre, sans qu’il ne l’ait jamais remarqué. Plutôt que des gerbes vermeilles, ce furent des nuages de poussière qui s’échappèrent du matelas au moment de l’impact. Et contrairement au fruit qui heurte le sol, son corps ne fut déformé en aucune manière. Bienheureusement encore, la mendiante était partie, et arrivait justement de l’autre bout de la rue à ce moment là pour retrouver son chez-soi.
-Hé bé, fit t’elle, voilà ti pas qu’un beau jeune homme se plaît bien dans mes draps ! J’doit ben être morte, ou quequ’chose comme ça…
Le jeune homme repris quelque peu connaissance et dirigea son regard encore flou vers le visage de la mendiante. Qu’étais-ce donc que cet être courbé qui semblait le scruter du regard ? Ne l’avait t’on donc jamais aussi profondément regardé que cette créature le faisait ?
Et quels noms avaient ces étranges sentiments qu’il éprouva bientôt à l’égard de cet être ? Cette chose s’apparentât de plus en plus au fur et à mesure que sa vue se dégageait, à une vieille dame. Une petite vieille dame aux cheveux d’argent et broussailleux, que couronnait un vieux chapeau d’un bleu royal déteint par le temps.
-Hé bé ! C’est ti pas qui ya dormis comme un loire dans mon lit l’jeune homme !
Celui-ci, confus, tenta alors de se relever. Mais, l’esprit encore troublé, il trébucha lamentablement.
-Hé bé ! C’est ti pas qui sait plus tenir debout le p’tit gars ! T’nez un peu ma main que j’vous r’lève comme y faut !
La chaleur de la poignée de main de la vieille femme suscita chez le jeune homme une vague d’émotions intenses et délicieuses. En un instant, il sentit tout son être vibrer. Il sentit l’explosion de signaux nerveux parcourant son corps, propulsés par un cœur qui battait à tout rompre. Pourquoi cela ? Que sentait-il donc de si rare et de si beau en cette mendiante ? En ce moment précis ?
Peut-être son sourire simple et merveilleux, peut être sa peau douce et chaude, peut être l’allègre carillon du clocher s’apprêtant à sonner vingt et une heure…
Ou peut être une petite fille le saluant innocemment de sa menotte, et tenant contre son flanc un ballon couleur cassis, ou peut être l’idiotie du chien tentant vainement de mordre sa queue, et tournant sur lui-même comme un joyeux manège qui ne s’arrêterait jamais…